Impact de la crise sanitaire sur le champ du travail
"Ce qui peut nous prémunir de nous séparer les uns des autres, c’est de conserver une place pour la parole authentique, qu’elle se fasse par visio ou en présentiel"
La crise sanitaire de la Covid-19, en accélérant le recours au télétravail, a bouleversé nos manières de travailler et d’interagir avec les autres. Emmanuel Gradt, psychologue du travail et médiateur, fondateur du cabinet Etayages qui œuvre sur les questions de santé au travail, analyse les effets psychologiques de cette crise et les leviers pour recréer du lien social dans ce contexte.
Quel est l’impact de la crise sanitaire sur le champ du travail ?
La crise sanitaire a eu comme principale conséquence de restreindre la capacité de chacun à travailler normalement, tout en réduisant concrètement le nombre d’emplois dans certains secteurs. Pour les chefs d’entreprises comme pour les salariés, le télétravail a fourni le moyen de continuer à travailler grâce à des outils numériques qui préexistaient. S’il a été si facile de travailler de chez soi, c’est aussi parce qu’une grande partie des tâches que nous effectuons passe déjà par des moyens numériques et que le travail est, de longue date, de plus en plus individualisé. Le revers de ce phénomène, c’est que le collectif est de moins en moins une entité capable de faire médiation entre moi et mon travail.
Quelles sont les tendances qui se dessinent après quelques mois en termes de qualité de vie au travail ?
En termes de santé psychique, les signaux d’alerte s’allument partout. En termes de santé physique, ça ne devrait pas tarder. En cause l’immobilité, la sédentarité, le stress, l’isolement. La qualité de vie au travail recouvre à la fois la qualité de vie, de l'environnement, des conditions de travail et la qualité du travail lui-même. Ce qui crée les conditions de la santé au travail réside notamment dans ma capacité à être créatif, à développer ma pensée et me sentir reconnu par les autres et par moi-même. On est beaucoup plus en santé quand on a des échanges avec autrui, pour autant que le climat relationnel soit bon. D’un autre côté, le télétravail a cela de commode et de préoccupant qu’il aplanit temporairement certains conflits, les outils numériques nous contraignant à rester dans un travail purement opératoire. Le mouvement, l’activité dans l’environnement, le fait d’être hors de chez soi sont autant de moteurs absents lorsqu’on télétravaille. On passe d’une tâche à une autre avec une interpénétration des sphères professionnelles et privées susceptible de poser des problèmes de motivation.
De quelle manière le contact humain a des effets structurants sur notre travail ?
Le travail incarne l'activité sociale par excellence. On travaille avec les autres, grâce aux autres, pour les autres. Le contact humain nous permet de nous développer, de grandir professionnellement. Quand par exemple je butte sur une problématique, une discussion avec l'autre m’aide à remettre ma pensée en mouvement. Dans une interaction entre pairs, le contact est propice à réfléchir à ce qui a été fait, pas encore fait, à ce qui est difficile à faire, à enrichir le savoir-faire et l'intelligence des situations. Chacun devient ainsi de plus en plus professionnel, habile, et comprend de mieux en mieux pourquoi il fait les choses. L’ingrédient principal pour développer la qualité de vie au travail est la confiance. Je me sens bien quand je me sens intelligent dans la production de mon travail, en capacité de l’organiser avec mes collègues, ma hiérarchie, que mon avis est écouté et que j’ai un véritable rôle. En ce sens, l’écologie humaine est un peu brutalisée avec le télétravail, l’absence de contact humain risquant de faire perdre peu à peu de vue l’intérêt de la mise en lien des gens.
Est-il possible dans ce contexte de travail hybride de recréer du lien ?
L’organisation du travail et le management devraient pour cela s’appuyer sur la notion de collectif. On peut espérer que cette approche vienne plus naturellement quand nous aurons la possibilité de nous réunir à nouveau. Les moments de partage informels aussi seront peut-être encore plus nombreux, car nous serons heureux de pouvoir nous retrouver. On peut imaginer également que le confinement aura développé jusque dans les nouveaux moyens de communication une meilleure dynamique du soin de l’autre et que celle-ci constituera un levier pour que le télétravail soit compatible avec le lien social. Dans tous les cas, nous allons devoir être créatifs pour faire en sorte d’être à la fois plus distants et toujours en lien ! Mais cette distance va aussi creuser le fossé entre des personnes à l’aise avec des relations totalement dématérialisées et des gens qui le sont moins. Ce qui peut nous prémunir de nous séparer les uns des autres, c’est de conserver une place pour la parole authentique, qu’elle se fasse en visio ou en présentiel, que l’on construise des espaces de travail à distance ou non.
En quoi les moments d’échanges informels entre collaborateurs sont-ils si importants ?
Il est indispensable de maintenir des espaces dans le travail qui ne soient pas que productifs. C’est bon pour la santé, pour le genre humain, mais aussi pour la production, pour l’innovation. Il n’existe pas de meilleure image de la présence ensemble que de se réunir autour d’un café. Ces moments peuvent créer une forme de lâcher prise qui permet au collectif de régler des problèmes et de cultiver le lien social. Si je parviens à avoir suffisamment confiance pour évoquer les difficultés que me pose un travail auprès de mes collègues et qu’ils réfléchissent avec moi à mon problème, cette expérience va me permettre de travailler autrement. C’est le plus souvent pendant les temps informels que l’on crée les règles de travail non écrites nécessaires pour qu’il reste vivant et humain. Conserver de tels espaces où les collaborateurs peuvent construire une intelligence commune est beaucoup plus profitable que de leur imposer des espaces où ils doivent être conviviaux au nom d’un esprit d’équipe qui ne serait que de façade.
La pause-café peut-elle survivre et contribuer à maintenir le lien social ?
Rien ne remplacera la présence réelle. Mais à distance, rien ne nous empêche de tenter de recréer un moment dédié à la pause-café, comme cela a été fait avec les apéros virtuels. Plus largement, le fait d’offrir un café à quelqu’un revêt une dimension très symbolique. C’est un don qui engage la relation quelle qu’elle soit, une petite attention qui est difficilement remplaçable. C’est un déclencheur de dialogue.


